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Sans m'étonner de rien

Il s'agit ici de « voir ». Dans le lieu désigné de l'atelier, j'ouvre grand les yeux ; j'emplis mon regard d'objets, pêle-mêle, au gré des actions récurrentes qui tissent une vie, telles que : débarrasser un coin de table, ranger une pile de livres, chercher un boîte d'allumettes, ouvrir un tiroir. Les mains, complices, prélèvent les éléments d'un possible agencement et disposent distraitement sous mes yeux des présences nouvelles. Les objets cheminent, ils parcourent dessins et peintures. Au désordre se substitue ce qui ressemble à un désordre choisi : des agencements parfois étranges, des figures privées de profondeur, où les énigmes ne sont que des effets de surface. Je travaille à peindre ces figures sans m'étonner de rien, comme on accueille les incohérences d'un rêve, sinon de recevoir avec netteté et précision les faits qui les composent. Sinon d'éprouver la fragilité de mon consentement à ce jeu.

décembre 2011


Étendage

Mon étendage est monté sur pieds, en croix, pliables ; il se range facilement. Pratique, rapport à une utilisation en appartement. Une fois plié, l'épaisseur de l'étendage n’excède pas sept centimètres. Sa structure est légère et de surcroît modulable : outre le cadre principal (dix mètres de corde répartis sur huit tringles), deux volets se rabattent sur les petits côtés ; un triptyque, en quelque sorte. Le dispositif de suspension à proprement parler est constitué de cordes rigides, équidistantes, montées sur un cadre en inox afin de prévenir la rouille. L’étendage plié mesure 130 par 60 par 7 centimètres. Déplié, sa hauteur avoisine 90 centimètres. L'étendage est conçu de façon à faciliter le séchage du linge. Un espace entre les tringles assure une bonne circulation de l'air entre les vêtements. On déplie les vêtements mouillés ; on les étend sur les longueurs des cordes en veillant à avoir la surface de contact avec l'air la plus large possible. Par ces gestes simples, on procède, dans un même mouvement, à une mise en vue des vêtements. Cela est frappant lorsque le linge s'étend aux fenêtres : le vêtement s'offre à la vue et s'expose au soleil comme un drapeau. Exposer le linge, le déplier, l'étendre : ces gestes signent aussi une manière d'habiter le monde, une façon de se mouvoir dans l'épaisseur du visible en usant des étendus et des pliures, comme des enfants au milieu de draps se cachent, jouent et dévoilent leur présence en faisant affleurer une jambe ou un bras. Sur les tringles de l'étendage, je dispose le linge en veillant à l'équilibre de la structure ; je remplis les espaces libres en fonction de la taille du vêtement que je tiens à la main. Au fur et à mesure, dans la profondeur des 8 tringles, s'étalent des plans colorés. Cela finit par ressembler à un tissage (par-en dessous, des stalactites), ensemble hétérogène d'étoffes bariolées sur une trame en inox. L'ensemble du linge finit par recouvrir l'épure de l'étendage.

Je me souviens une ville de méditerranée comme pavoisée de draps et de vêtements, du linge étendu de part en part des ruelles étroites, étagé sur la hauteur des façades. Je m'arrête, interdit, face à ce linge qui semble me barrer le chemin. Je n'ose aller plus loin. « Ici, on vit », semble-t-on me signifier.

Aux dispositifs de médiation de nos musées, je préfère un simple étendage.

(Celui-ci est paru dans "La Table des Négociations, numéro 20". La lettre est de Yves Berger.)



1, 2, 3, soleil


Je jette encore un regard à l’atelier. Je tiens à m’assurer que rien n’obstrue l’entrée du local électrique comme la petite notice sur la porte le demande. Je m’attarde un moment. Les néons sont éteints et seuls les sauts-de-loup amènent de la lumière. Ils dessinent un tapis d’ombres et je devine les objets observés durant le jour. Ils ne sont plus frappés d’irréalité comme tout à l’heure. Ils retrouvent enserrés dans l’obscurité une forme simple. Je les sentais, par instants, sous mon regard se rétracter. Je les sentais fuir mon œil insistant et l’éclairage trop présent.

Quelqu’un m’a dit un jour découvrant le lieu qui me sert d’atelier et mes peintures : « Il est cruel de peindre à la lumière électrique ». Si je vois des peintures exposées soumises à un trop violent éclairage, je trouve ça cruel aussi. Une cruauté qui ne tient pas à la qualité de la lumière mais à l’étrange durée induite par l’éclairage électrique dans l’instant où il nous éclaire: il soumet le monde à un jour sans fin et on dirait le pendant terrible à la nuit la plus noire, celle de nos peurs d’enfant. Le monde alors semble baigner dans sa propre gloire. Les ombres cessent, indéfiniment, de bouger. Elles perdent aussi de leur transparence.

En ouvrant la porte de l’atelier, j’ai surpris une petite souris. Je l’ai vue, saisie par l’aveuglante luminosité tombée du plafond à l’instant où j’allumais la lumière, se dérober à mon regard, longer le mur et disparaître sous une palette. Elle a trouvé là un refuge.
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